jeudi 31 janvier 2013

Un homme trop facile ?


La Gaîté Montparnasse
26, rue de la Gaîté
75014 Paris
Tel : 01 43 22 16 18
Métro : Gaîté / Edgar Quinet

Une pièce d’Eric-Emmanuel Schmitt
Mise en scène par Christophe Lidon
Décor de Catherine Bluwal
Costumes de Claire Belloc
Lumières de Marie-Hélène Pinon
Avec Roland Giraud (Alex), Jérôme Anger (Alceste), Julie Debazac (Leda), Marie-Christine Danède (Doris), Ingrid Donnadieu (Joséphine), Sylvain Katan (Odon)

L’histoire : Alex, comédien adoré du public, se prépare à jouer Le Misanthrope pour la première fois lorsqu’un inconnu lui apparaît dans le miroir de sa loge : il s’’agit d’Alceste, le misanthrope de Molière. Ce bougon lui interdit de l’incarner tant Alex, aimable, aimant, tolérant, est différent de lui. La stupeur passée, la conversation s’engage entre celui qui voudrait changer le monde et celui qui l’accepte tel qu’il est. Malgré les interruptions des participants survoltés de cette première, qui triomphera de l’idéaliste en colère qui s’indigne de la société humaine ou du libertin indulgent qui en rit ? Et lequel des deux gagnera les faveurs de l’insaisissable Célimène ?

Mon avis : Voici une pièce tellement brillante, intelligente et drôle que l’on n’a qu’une envie en quittant le théâtre : s’en procurer le texte tant il est riche et profond.
Que l’on ne s’effraie pas ; Un homme trop facile ? n’est pas une pièce réservée aux intellectuels, elle est au contraire tout à fait populaire car tous les messages qu’elle véhicule sont volontairement et habilement sassés au tamis de l’humour. Et pourtant, il s’en dit des choses sur l’âme humaine !
Cette pure comédie est un modèle d’écriture légère et raffinée :
Qui apprécie les mots y boit du petit lait
Eric-Emmanuel est le digne héritier
Du génie de Molière, et de sa langue preste
En lui offrant tribune, il nous explique Alceste
Oui, il y a dans cette pièce trois éléments qui vont faire qu’elle aura du succès. Tout d’abord, vous l’avez compris, son écriture. Qu’elle est belle notre langue ainsi utilisée ! Ce texte, je l’ai dégusté, savouré, ingéré à l’instar d’un mets de grand chef. Intérieurement, je ronronnais de plaisir… Ensuite, deuxième raison pour laquelle ça va marcher, sa distribution. Chacun des six acteurs, chacun dans son registre, chacun dans son emploi, nous livre une partition de superbe facture. Aucune fausse note… Enfin, il faut saluer l’habileté de la mise en scène en réussissant à donner vie à un ectoplasme et à nous faire trouver cela naturel…

Il y a moult sensations positives dans cette pièce, une flopée de trouvailles ingénieuses. Comme l’idée par exemple de ne faire parler Alceste qu’en alexandrins. Ce procédé permet ainsi de l’externaliser, de le laisser dans son 17è siècle… Il y a aussi ces troublants jeux de miroirs qui nous permettent de nous mettre dans la peau d’Alex… Il y a également ce rythme élevé, sans aucun temps mort, qui nous oblige à être en permanence attentifs. D’autant que chaque scène est ponctuée par des échanges très vifs et des répliques d’une qualité rare. Une saine ironie est constamment distillée. Certaines de ces répliques ont valeur d’aphorismes ou de maximes : « J’aime sans illusion, vous détestez avec espoir »… Un homme trop facile ? est une énorme boîte de bonbons que l’on a envie de suçoter longtemps les uns après les autres…
Cette pièce est aussi un hymne au théâtre et une déclaration d’amour aux comédiens.

Roland Giraud est excellent. Jérôme Anger parfait. Julie Debazac est une Célimène idéale. Marie-Christine Danède est drôle et attachante. Ingrid Donnadieu apporte une touche de modernité. Son rôle permet à l’auteur de jolies séquences sur l’éducation (que l’on donne et que l’on reçoit). Et puis il y a Sylvain Katan ! Il est absolument désopilant. Chacune de ses extravagantes apparitions fait souffler un vent de folie.

Cette pièce m’a donc enthousiasmé… Pourtant, j’émettrai deux petits bémols. J’ai trouvé superflu l’ajout d’une vague intrigue policière autour d’un mystérieux Raspoutine. Elle n’apporte pas grand-chose et elle a même tendance à nous détourner de l’action principale… Enfin, il y a le titre de la pièce lui-même que je trouve ambigu. Qu’est-ce qu’Eric-Emmanuel Schmitt entend au juste par « facile » ? Après quelque réflexion, j’en ai conclu qu’il était sans doute plus facile de vivre sa misanthropie alors qu’il n’est pas du tout évident de pouvoir se comporter en humaniste…

jeudi 24 janvier 2013

Chez Michou


Chez Michou
Cabaret
Dîner-spectacle d’artistes transformistes
80, rue des Martyrs
75018 Paris

Il y avait déjà un bout de temps que je n’avais pas passé une soirée Chez Michou. Certes, il m’arrive de m’y rendre en début de soirée lorsque j’ai un spectacle à la Cigale ou au Trianon, le temps de partager une coupe avec le maître des lieux, mais je n’avais plus assisté au show du cabaret depuis un bon moment. Si bien que j’ai découvert un spectacle entièrement rénové. Exit Piaf, Bardot, Zizi Jeanmaire, place à de nombreuses têtes d’affiches actuelles comme Lady Gaga ou Britney Spears…

D’abord, il faut le souligner, Michou a toujours tenu à ce que son menu soit soigné. Comme le spectacle ne commence qu’après le repas servi par des artistes qui vont troquer leur tablier pour des tenues beaucoup plus glamour et extravagantes, on se trouve dans les meilleures dispositions psychologiques pour en profiter avec un estomac préalablement satisfait…

Effectivement, on a droit à un formidable plateau dont la distribution a de quoi faire pâlir d’envie le plus producteur de spectacles ou de télévision le plus exigeant. Le soir où je m’y trouvais (la programmation tourne en fonction des absences des uns ou des autres), c’est Céline Dion qui a ouvert le bal des travestis. Même regard, mêmes mimiques, mêmes attitudes, chorégraphies identiques, c’était une introduction épatante. D’autant que la Nolwenn Leroy qui lui succédait était confondante de mimétisme jusque dans le bleu profond « mer d’Iroise » du regard et dans le costume. Vraiment impressionnant. Ensuite, c’est une parodique Amy Winehouse qui se livre à une prestation vraiment très drôle avant de laisser place à une hallucinante Jeanne Moreau…

Je ne veux pas égrener tout le contenu de ce show à nul autre pareil mais, à mon goût, la plus confondante de ressemblance est Sylvie Vartan, suivie de près par Liane Foly et Patricia Kaas… Niveau écriture, c’est indéniablement le sketch présenté par un clone hilarant de Chantal Ladesou qui est le plus abouti. Le spectacle est international. Les plus grandes stars planétaires adorent se produire sur la minuscule scène de cabaret, y compris quelques chers disparus comme un Michael Jackson toujours aussi virevoltant.

Michou se prête avec son extrême gentillesse aux séances de photos souvenir. L’ambiance est toujours aussi conviviale. L’exiguïté de la salle oblige les voisins de table à faire connaissance et à échanger. La fréquentation est intergénérationnelle, ce qui crée un joyeux mélange au niveau des comportements et des réactions.
Il est vrai que certains numéros sont absolument bluffants. Tous les costumes et les maquillages sont d’une grande qualité, démontrant ainsi le profond respect qu’ont les artistes pour leur public… Bref, une fois de plus, ma visite Chez Michou a été un véritable enchantement à tout point de vue. C’est vraiment un des derniers endroits où l’on s’amuse en toute simplicité et, surtout, où l’on profite d’une réunion d’artistes français et internationaux époustouflante.
Pour parodier Michou, je ne peux que reprendre son fameux cri du cœur : « Quelle belle soirée ! YOUPI !!! »

mercredi 23 janvier 2013

Riviera


Petit Montparnasse
31, rue de la Gaîté
75014 Paris
Tel : 01 43 22 77 74
Métro : Gaîté / Edgar Quinet

Une pièce d’Emmanuel Robert-Espalieu
Mise en scène par Gérard Gelas
Décor de Jean-Michel Adam
Costumes de Christine Gras
Avec Myriam Boyer (Fréhel), Clément Rouault (Maurice Chevalier), Laure Vallès (Paulette)

L’intention : Fréhel était une femme puissante, entière, sans compromis, pour qui la vie était une aventure qu’il fallait vivre à fond, coûte que coûte, quitte à se brûler les ailes…
Dans les cabarets du Paris de ce début du siècle, Maurice et Fréhel se laissent emporter paar le tourbillon du succès soudain, avec les nuits alcoolisées et les excès qui vont avec… Une vie mordue à pleines dents qui convient à Fréhel, mais qui finit par effrayer Maurice et le fait fuir avec une autre. Elle ne se remettra jamais de la blessure de son départ.
Aujourd’hui, la grande Fréhel n’est plus depuis longtemps, elle survit dans un petit meublé lugubre. Elle sait que son heure est proche. Mais elle pense toujours à lui, qui vient hanter ses dernières nuits, pour une ultime réconciliation.

Mon avis : Décidément, avec La Dame au Phacochère qui relatait cinq ans de la vie de Misia Sert et Riviera qui raconte la fin de vie de Fréhel, les hasards de la programmation théâtrale mettent les projecteurs sur la première moitié du 20è siècle. D’ailleurs, il est tout à fait vraisemblable que la pianiste et la chanteuse se soient rencontrées. Misia est décédée en 1950, quelques mois avant Fréhel qui était pourtant d’une vingtaine d’années sa cadette. Mais elles n’ont pas eu la même vie. Ni, bien sûr, la même fin…

Riviera se situe justement à la toute fin de vie de Fréhel. Les jeunes générations ne doivent même pas savoir qui elle était. Pourtant, cette chanteuse réaliste a connu le succès et la gloire pendant une grosse dizaine d’années, entre 1908 et 1920. Après, en dépit d’une parenthèse réussie au cinéma, détruite par la drogue et l’alcool, elle connaîtra pendant trente ans une lente descente aux enfers…
La première image d’elle que nous donne la pièce est celle d’une femme qui est dans la survie. Son quotidien, c’est la misère et la solitude. Elle n’a pour ultime compagnon et confident que Polo, son… poisson rouge ! Et pour dernier refuge, l’alcool. L’alcool qui l’aide à s’inventer une autre fin de vie et de se remémorer les grandes heures de son existence. Dans un moment de lucidité, elle avoue d’ailleurs : « Pour les gens comme nous, ne plus rêver, c’est mourir ». Alors, elle s’y accroche désespérément à ses rêves. Ou plutôt à on unique rêve, aussi obsessionnel qu’illusoire, dans lequel l’amour de sa vie, Maurice Chevalier, vient la chercher pour l’emmener au soleil de la Riviera.

C’est donc une femme diminuée, érodée par la coke et l’alcool et en grande souffrance psychique que campe Myriam Boyer… Impossible d’imaginer quelqu’un d’autre qu’elle pour incarner Fréhel. Coupe à la garçonne, silhouette empâtée, attifée d’une vilaine robe bleuasse qui tient plus du tablier et chaussée de charentaises élimées, elle donne une image pathétique. Mais il faut voir comme son visage s’illumine soudain lorsqu’elle ranime le fantôme de Maurice. C’est celui d’une femme toujours amoureuse.
La prestation de Myriam Boyer est, comme toujours, magistrale. C’est une comédienne hors pair, rare pour ne pas dire unique. Ici, elle EST véritablement Fréhel. Et qu’est-ce qu’elle chante bien ! Sans faire de l’ombre à ses deux partenaires qui jouent parfaitement leur délicate partition, Riviera tient quasiment un one woman show. A la fin de la pièce, elle recueille une formidable ovation totalement justifiée.

Et pourtant… Malgré cette grande performance d’actrice je ne suis pas sûr que Riviera ait la cote. Surtout auprès du grand public. Une pièce qui repose sur la vie de Fréhel ne peut attirer que des spectateurs d’un certain âge. D’ailleurs, dans la salle, hier soir, la moyenne d’âge était assez élevée. Les calvities,les cheveux poivre et sel et les teintures blondes étaient en grande majorité. Bien sûr, je pense qu’une partie du public vient et viendra aussi pour assister à un superbe numéro, à une interprétation habitée. Mais sera-ce suffisant ?
Personnellement, tout en étant fasciné par l'impeccable prestation de Myriam Boyer, je n’ai ressenti que peu d’intérêt pour cette histoire. Mes sensations, inégales, étaient dominées par un léger ennui que j’ai donc compensé, vous l’aurez compris, en me focalisant sur les subtilités du jeu de l’artiste. C’est d’ailleurs ce que j’ai applaudi de très bon cœur à la fin car il faut savoir reconnaître un travail quand il est aussi admirablement accompli.

vendredi 18 janvier 2013

La Vénus au Phacochère


Théâtre de l’Atelier
1, place Charles Dullin
75018 Paris
Tel : 01 46 06 49 24
Métro : Anvers

Une pièce de Christian Siméon
Mise en scène et scénographie de Christophe Lidon
Lumières de Marie-Hélène Pinon
Avec Alexandra Lamy

L’histoire : En 1896, Thadée Nathanson, fondateur de la Revue Blanche, déclenche une grave crise dans le couple qu’il forme avec son épouse, la resplendissante pianiste Misia, égérie du Tout-Paris de la belle Epoque, modèle de Lautrec, Vuillard et Renoir, lorsqu’il publie un article de Strinberg intitulé « De l’infériorité de la femme » puis refuse d’engager Henri Bergson pour la chronique philosophique de la revue comme elle le lui demande…
Quelques mois plus tard, à la première d’Ubu Roi, Misia rencontre le très vulgaire et richissime Alfred Edwards, l’homme qui respire les femmes. Edwards lui répugne dès le premier regard, mais il la veut à tout prix. Et, dès lors, elle se retrouve écartelée entre Thadée et Edwards, entre l’idéaliste et le cynique, entre l’homme aux idées et l’ogre aux parfums.

Mon avis : La Vénus au Phacochère pourrait être le titre d’une fable. Une « Vénus », on sait tous que c’est une très jolie femme. C’est la déesse de l’amour… Un « phacochère », on le sait moins. C’est un bestiau de la famille des porcins particulièrement hideux et répugnant… Une Vénus et un phacochère, c’est une métaphore de la Belle et la Bête.
« La Belle », bien sûr, c’est ici Alexandra Lamy, qui incarne la splendide Misia, égérie de l’intelligentsia de la Belle Epoque. Une Alexandra Lamy dans un registre où on ne l’attendait pas. Quant à la Bête, on la découvrira plus tard en la personne d’Alfred Edwards, dans la description qu’en fera Misia.

C’est la sempiternelle histoire du triangle amoureux. Mais c’est loin d’être un triangle isocèle car ses trois côtés sont terriblement inégaux à tout point de vue. La Vénus au Phacochère c’est donc deux gars, une fille. Mais plutôt que de s’enfermer dans ce registre classique, l’auteur a préféré mettre en scène un gars et deux filles… Le gars, c’est Thadée Natanson. C’est un brillant intellectuel. Il est avocat, homme d’affaires, journaliste, critique d’art et fondateur du magazine culturel la Revue Blanche… Les deux filles sont son épouse Misia, une excellente pianiste russe, très, très belle, cultivée et passionnée, et sa meilleure amie, Geai, une jeune femme libre et indépendante à la très forte personnalité… La pièce toute entière est construite autour des échanges épistolaires de ce trio.

Mais ce qui ajoute à notre curiosité, c’est qu’Alexandra Lamy, seule en scène, tient simultanément les trois rôles. Une formidable performance d’actrice ! Très élégante dans sa tenue de scène noire, elle joue du geste et de la voix et cela suffit à nous faire comprendre qui s’exprime dans la lettre ou le télégramme qu’elle lit. Naturelle quand elle incarne Misia, elle monte un peu le ton lorsqu’elle campe Geai et adopte un timbre plus fort et grasseyant lorsqu’elle est Thadée. Au physique aussi, elle se transforme et se crée une gestuelle propre à chacun des trois protagonistes. Elle se livre ainsi à un exercice brillantissime, d’autant plus impressionnant qu’il n’y a aucun temps mort.

Le ton de la pièce est d’abord à l’image des deux femmes. Misia et Geai sont très complices. La première est espiègle, primesautière, mutine, elle déborde de joie de vivre. Elle s’’amuse visiblement –bien que les arguments qui ont provoqué sa fâcherie avec Thadée soient tout à fait fondés – à taquiner son mari et à la faire tourner en bourrique. Tout en affirmant haut et fort son amour pour lui… La seconde, libre et libertine, est une séductrice invétérée. Son personnage m’a fait penser à Colette. Elle est frivole, délurée et impertinente, elle a une véritable influence sur Misia dont elle est la confidente. Ce sont deux féministes avant l’heure… La première moitié de l’histoire est légère, vivante, drôle. Et puis, avec l’apparition du Phacochère, l’abominable Alfred Edwards, le ton va devenir de plus en plus grave jusqu’à cette scène paroxystique dans laquelle Misia explose de douleur et de dégoût.
Cette évolution dans l’état d’esprit de Misia permet à Alexandra Lamy de montrer toute l’étendue de son talent, toute l’amplitude de son éventail dramatique. Avec ce « seule en scène » elle confirme, si besoin était, qu’elle est une formidable comédienne capable d’aborder tous les registres, de la comédie au drame. Et, en plus, elle a une classe folle ! Je suis convaincu que La Vénus au Phacochère marquera un palier décisif dans sa carrière. En ayant ainsi démontré sa large palette de jeu, elle nous prouve qu’elle peut et sait tout jouer.

Mon intérêt pour cette histoire n’a fait qu’aller grandissant. Au fur et à mesure que le curseur se déportait vers la gravité, je me sentais de plus en plus captivé, littéralement happé par la fascinante et paradoxale aventure que vivait Misia. Gentiment intéressé au début, j’ai fini en extase. Nous avons assisté à un grand moment de théâtre. Bravo L’Artiste ! (Ah bon, le qualificatif a déjà été endossé par quelqu’un d’autre ? Pas de souci, je suis sûr que ce quelqu’un d’autre sera complètement ravi de le partager…)

mercredi 16 janvier 2013

Instants critiques


La Pépinière Théâtre
7, rue Louis le Grand
75002 Paris
Tel : 01 42 61 44 16
Métro : Opéra

Adaptation de François Morel et Olivier Broche
Mise en scène par François Morel
Avec Olivier Broche (Jean-Louis Bory), Olivier Saladin (Georges Charensol) et Lucrèce Sassella

L’intention : D’après les échanges entre Georges Charensol et Jean-Louis Bory de l’émission radiophonique « Le Masque et la Plume » sur France Inter dans les années 60-70.

Mon avis : Très honnêtement, je ne m’attendais pas du tout à découvrir ce que j’ai vu. Je m’attendais d’abord à me retrouver entouré de septuagénaires et d’octogénaires, c'est-à-dire de personnes qui, comme moi, avaient été de fidèles auditeurs du Masque et la Plume à la fin des années 60 et durant les années 70. Je m’attendais à me laisser bercer par cette sorte de musique que procure l’écoute d’un vieux microsillon qui gratte délicieusement dans une ambiance tout aussi délicieusement naphtalinée… Et bien, j’avais quasiment tout faux. La salle, comble jusqu’au moindre strapontin latéral, était totalement intergénérationnelle. Et, surtout, la mise en scène et le ton de ces Instants critiques étaient résolument modernes.

François Morel a délibérément mis de côté l’identité radiophonique de l’émission de France Inter. Il a emmené ses deux critiques dans une petite salle de projection équipée d’une douzaine de fauteuils, fauteuils qui accueilleront tour à tour au gré des scènes les augustes séants de nos deux cinéphiles. Le seul clin d’œil à l’émission est placé en ouverture avec l’arrivée d’une pianiste qui se met à égrener la fameuse météo marine. Cette mutine jeune femme, qui possède un fort joli brin de voix, interviendra d’’ailleurs tout au long du spectacle pour assurer des séquences musicales, voire entraîner nos deux lascars dans de savantes chorégraphies. Chacune de ses apparitions servant ainsi de virgule pour ponctuer les différents échanges entre Charensol et Bory.

Le tout premier, qui a pour thème le film de Jean-Luc Godard Bande à part, débouche tout de go par une dispute. Ce qui nous permet immédiatement de déterminer les profils et les caractères de nos deux critiques. Charensol est plus dans l’imprécation. Il se montre sanguin, vitupérant, voire éructant… Alors que Bory, plus explicatif, essaie d’être complaisant. Mais ce ne sera pas toujours le cas. Il arrive que les rôles s’inversent. Il suffit souvent que Jean-Louis Bory se laisse emporter par la passion ; auquel cas Georges Charensol joue au contrepoids et se révèle alors plus tempéré. En fonction de son humeur, sucrée ou acide, Bory presse tour à tour sa moitié d’orange et sa moitié de citron. Il est en outre le champion de la métaphore exacerbée

Le spectacle couvre une période de treize ans, de 1964 à 1977. Et ce ne seront pas moins de dix-sept films qui passeront au crible de leurs analyses.
On comprend très vite que ces deux là s’amusent. Ils rient d’ailleurs beaucoup ensemble, s’offrant parfois d’irrésistibles fous rires. S’appuyant sur un langage brillant riche en formules et en digressions, on sent qu’il y a entre eux un grand respect. Mais comme ils sont à la fois très joueurs et détenteurs d’un ego surdimensionné, ils adorent adopter des postures dont le trait dominant est la mauvaise foi. La mauvaise foi au service de l’exercice de style. Cela engendre d’homériques joutes verbales. Ce sont deux élégants bretteurs qui ne détestent pas se fendre d’un coup de Jarnac dès que possible.

Ce spectacle à la mise en scène inventive et enlevée se révèle finalement être une vraie comédie. Certaines séquences (celle des Parapluies de Cherbourg, par exemple) sont d’une formidable drôlerie. François Morel a reçu la totale adhésion de ses complices et amis des Deschiens, Olivier Saladin et Olivier Broche. Ces deux excellents comédiens s’en donnent visiblement à cœur joie. Ils savent nous restituer fidèlement les caractères de Bory et Charensol. Tout en étant jamais dans la caricature, ils incarnent néanmoins les deux célèbres critiques avec suffisamment de distance pour faire de ce spectacle une sorte de grand jeu de rôles parfaitement réjouissant.