mardi 12 mars 2013

Bill Deraime "Après demain"


Après demain

C’est un vrai bonheur que de retrouver ce bon vieux Bill Deraime, artiste rare et authentique comme on croise peu. Son trop de discrétion m’a toujours quelque peu irrité. On a besoin de mecs comme lui ; de sa musique et de ses mots. Et de sa voix ! Il y a belle lurette (33 ans) qu’il a décrété que ce n’était Plus la peine de frimer et de perdre son âme dans les arcanes superficielles du showbiz pour s’intéresser au monde qui l’entourait et, plus particulièrement, venir en aide aux plus déshérités, aux plus paumés, aux plus fragiles, bref, aux exclus. Bill est un Croisé. Sa bannière est sa guitare, son arme est sa foi, mais il n’a pas d’armure.

Plus de trente ans après ses débuts, Mister Blues Bouge encore. Il était déjà « indigné » bien avant que ça devienne une mode. Bill est un frémissant. Il a la révolte douce mais déterminée. Et, surtout, il est légitime. Il sait de quoi il parle car, toute sa vie, il s’est mêlé et confronté à la misère humaine. Marginal lui-même, il a offert son cœur et ses bras à ses compagnons de galère. Après avoir connu l’enfer, après avoir touché le fond, il a su se relever et il est devenu, à l’instar du petit joueur de flûte de Hamelin, une sorte de berger qui entraîne derrière lui une troupe de fidèles, non pas pour les guider vers la mort, mais vers l’Espoir.
Une seule musique pouvait convenir à cet écorché vif empli de compassion et enclin à la miséricorde, le Blues. Ils étaient faits l’un pour l’autre. Pourquoi le Très Haut lui aurait-il fait cadeau de cette magnifique voix éraillée sinon pour le chanter ? Les pères spirituels dont il se revendique sont Ray Charles et Bob Marley. Raison pour laquelle son œuvre toute entière balance aux rythmes du blues et du reggae. C’est selon son humeur, selon le message qu’il a envie de faire passer.

Après demain, qui sort le 26 mars, est son quinzième album.

1/ Il braille
Premier titre de l’album, Il braille fait la passerelle avec l’opus précédent qui s’appelait justement Brailleur de fond. Pour lui, « brailler », c’est fondamental, c’est vital. C’est le cri « primal », celui qui, par définition, « permettrait d’extérioriser la douleur psychique ressentie ». Brailler, c’est une façon de manifester sa révolte contre tous les dysfonctionnements de la société et les injustices de la vie. Bill a le cri salvateur, le cri qui libère, le cri dont la puissance fait se fendiller le mur de l’indifférence. Et s’il emploie la troisième personne, on sent bien qu’il fait lui-même partie intégrante de la réjouissante cohorte des brailleurs.

2/ La Pieuvre
Celle-là, je l’adore. C’est du beau, du bon blues. Tout y est. Le ciel est gris, « plombé », c’est une de ces journées qui ne donnent pas envie de se lever et de se battre. Même si, sans doute, « demain ça ira mieux », là il y a un gros coup de mou. « Quand l’âme est trop laminée », autant rester sous la couette. Cette complainte suinte la solitude, la désespérance, le renoncement. C’est le climat du blues, quoi !

3/ Mon obsession
Reggae fringant pour rendre hommage à un bel amour. Mais il n’est pas fleur bleue le Bill. Il est sous dépendance. L’amour peut être aussi exaltant qu’il peut faire souffrir. Quand on sait qu’il est là, que c’est celui-là le bon, il faut le prendre comme il est et essayer d’en profiter au maximum. Pas de béatitude, pas de mièvrerie, que du réalisme.

4/ Rien d’ nouveau
Originalité de cet album : la présence de l’orgue magistral de Jean Roussel sur certains titres. Ça, c’est nouveau, contrairement à ce qu’annonce le titre de ce reggae rageur et nerveux qui est un sombre état des lieux. Leitmotiv lancinant, rien ne change, rien ne bouge. Que c’est dur d’avancer quand on est en permanence freiné par des « briseurs de rêves »…

5/ Je rêve
L’orgue encore pour ce reggae doux et paisible. Le rêve en antidote. Quel bonheur que de sentir qu’on a trouvé une ouverture dans sa prison morale, une éclaircie dans le ciel plombé de La Pieuvre. Le « besoin d’aimer » est plus impérieux. Le réconfort est dans « la fraternité ». Le refuge, voire le salut, sont dans le rêve.

6/ Esclaves ou exclus
Le thème de cette chanson est un des chevaux de bataille de Bill. Il a toujours « braillé » contre le Système, dénoncé sa violence et son injustice. La guitare se fait plaintive. Il s’insurge conte le néo-libéralisme, le roi Dollar, contre tous ces abus de pouvoir qui génèrent la misère et provoquent une émigration désespérée. Le constat est terrible, dramatique. Mais derrière l’accusation, on ressent presque un aveu d’impuissance…

7/ Y’en avait marre
Une rythmique guillerette et sautillante qui fleure bon les Sixties. Et pourtant, c’est pour exprimer une grande lassitude. Repris par les chœurs, « marre, marre, marre » apporte une forme de désespoir jovial. Subterfuge qui permet de rendre plus digeste ce grand moment de découragement.

8/ Après demain
Cette chanson mélancolique est un peu une synthèse entre La Pieuvre et Mon obsession. On a parfois du mal à se tenir debout, on a parfois envie de tout abandonner mais, heureusement, on a parfois le soutien de cette formidable béquille qu’est l’amour. L’amour, « rayon de lumière » dans la grisaille du quotidien.

9/ Les Cactus
Reprise revigorante, musclée et pleine d’ironie de la chanson de Jacques Dutronc. Bill se l’approprie sans en dénaturer l’humour et le double niveau de lecture. Excellent. Maître Jacques doit apprécier cette version.

10/ Le Vieil homme
Retour de l’orgue pour cette chanson tristounette sur la vieillesse. « 80 ans demain, plus rien ne le retient ». C’est l’heure du dépôt de bilan, de dresser l’état des comptes et de mettre en balance ce qui a été positif et ce qui a été détestable. Une fois encore, c’est l’amour qui a apporté ce qu’il y avait de mieux.

11/ Death Don’t Have No Mercy
Magnifique reprise de la chanson de Gary Davis. Si la vie ne fait pas de cadeau, il y a des contrés où la Mort en fait encore moins !

12/ Bobo Boogie
Quelle merveilleuse chose que cette rencontre entre Bill Deraime et San Severino. Leur complicité et leur complémentarité sont évidentes. Ils sont dans le même trip, dans la même dérision. Ça donne une chanson trépidante, complètement enjouée. Ça dépote, c’est radieux, festif à souhait. Qu’est-ce que ça devrait donner sur scène ! On ne pouvait rêver de meilleure conclusion pour cet album.

samedi 9 mars 2013

Jarry "Atypique"


Comédie des Boulevards
39, rue du Sentier
75002 Paris
Tel : 01 42 36 85 24
Métro : Bonne Nouvelle / Grands Boulevards

One man show écrit par Jarry et Frédéric Choquet
Mis en scène par Pierre-Yves Touzot

Le pitch : « En moyenne, nous changeons sept fois de métier dans notre vie »… Jarry en a testé, vécu et subi cent-deux ! Il nous embarque dans son univers totalement Atypique. Venez vivre avec lui le prochain.
Un homme comme lui, on en croise rarement ; surtout à Pôle Emploi… Oups, on vous en a déjà trop dit !
Une dernière information importante pour saisir certains mouvements corporels du spectacle : oui, Jarry a été majorette…

Mon avis : « A-TY-PIQUE »… Le titre de son spectacle est on ne peut mieux justifié car il définit tout à fait le personnage qu’est Jarry sur scène. Décortiquons-le, ce titre. Il faut prendre le « a » placé devant « type » dans son sens privatif, bien sûr. En effet, Jarry n’est pas le type le plus viril de la terre, du moins dans sa façon de jouer. Et enfin il y a le mot « pique » qui tient une place prépondérante dans son one man show. C’est un peu comme si la reine des abeilles, atteinte d’une sorte de frénésie printanière et jubilatoire, se mettait à planter son dard un peu partout avec un plaisir non dissimulé. Il adore piquer, aiguillonner… Sur scène, Jarry folâtre. Il est dans un espace de liberté qui n’appartient qu’à lui. Ne s’autorisant aucune limite, il y fait ce qu’il veut. Il ne ressemble à aucun autre humoriste. C’est aussi ce en quoi il est si « atypique »…

Lorsqu’il surgit, avec son petit sac-à-dos rose « Princesse » qu’il a dû subtiliser à une gamine, il impose immédiatement son tempo et marque son territoire. Un terrain de jeu qui ne se restreint pas qu’à la scène mais qui s’étend sur toute la salle de la Comédie des Boulevards, salle convertie par son bon plaisir en espace d’accueil de Pôle Emploi. Jarry joue avec le public ; il le séduit, le provoque, le déstabilise et, surtout, le fait rire aux éclats. Extraverti, totalement décomplexé, il y va à fond avec une générosité et une débauche d’énergie ébouriffantes. Le visage très expressif, le corps en caoutchouc, il nous fascine avec une gestuelle complètement « atypique ». La voix sucrée, des postures maniérées, il saute comme une danseuse étoile, se tord les bras comme une fillette éplorée, parle avec les mains comme dix Italiens. Ce garçon bouge comme personne.

Son spectacle a l’air d’un grand n’importe quoi alors qu’il est parfaitement maîtrisé. Il ne sort jamais du cadre du Pôle Emploi, évoquant la multitude de petits boulots et de stages incongrus qu’on lui a proposés. Imaginez – du moins si vous le pouvez quand on le découvre aussi précieux – qu’il a été policier, membre éphémère du GIGN, caissier chez LIDL, boucher à Rungis, chroniqueur radio ! Emplois plus conformes à son ADN, il a été chef d’une escouade de majorettes (il excelle dans le maniement du twirling bâton), il a pratiqué la GRS (gym rythmique et sportive), il a été fugitivement prêtre confesseur (Dieu lui ayant « donné la foi », il a créé un compte Faith Book)… Mais, surtout, depuis toujours, il se sent l’âme d’une princesse. C’est son côté midinette.

En dépit de ses nombreuses digressions, de sa gourmandise pour les allusions grivoises (il a toujours l’homo pour rire), de ses poses aguicheuses (avec lui, c’est de l’hilare ET du cochon), son spectacle est réellement construit. Tel une chatte, il récupère régulièrement le fil rouge qu’il a dévidé de sa pelote et retombe systématiquement sur ses pattes.
Jamais vulgaire, assumant sainement sa libido exacerbée, s’émerveillant des courbes de son corps, il a un côté presque enfantin qui le rend aussi drôle qu’attendrissant. Outre ses étonnantes facultés physique, il se révèle être un excellent mime. Il a dû s’empiffrer de cartoons dans sa jeunesse pour restituer des personnages aussi expressifs dans leurs délires.

Bref, cet homme est un grand fou. Il prend visiblement son pied sur scène et son bonheur est communicatif. Hommes, femmes, enfants ou autres, il plaît à tout le monde. Il s’autorise même des petites situations où il laisse transparaître une certaine émotion dans lesquelles il se montre réellement émouvant ; faisant preuve ainsi d’un éventail de jeu quasiment illimité…
Je l’avais découvert au Casino en première partie de Noëlle Perna, alias Mado la Niçoise. J’avais été tellement surpris par sa prestation que j’ai voulu le voir dans l’intégralité de son spectacle. Je n’ai pas été déçu, au contraire. Jarry a un univers bien à lui, bien déjanté, bien barré, vraiment réjouissant. « Atypique », quoi !

mardi 5 mars 2013

Colorature. Mrs Jenkins et son pianiste


Théâtre du Ranelagh
5, rue des Vignes
75016 Paris
Tel : 01 42 88 64 44
Métro : La Muette / Passy

Une pièce de Stephen Temperley
Texte français de Stéphane Laporte
Mise en scène par Agnès Boury
Décor de Claude Plet
Costumes d’Eymeric François
Lumière de Laurent Béal
Avec Agnès Bove (Florence Foster Jenkins) et Grégori Baquet (Cosmé Mac Moon)

L’histoire : New York, 1964. Au piano d’un club de jazz en vogue, Cosme Mac Moon, pris de nostalgie, évoque les douze années de sa singulière collaboration avec la cantatrice Florence Foster Jenkins.
Riche héritière américaine dans les années 30, Florence Foster Jenkins se pique d’art lyrique, s’improvise soprano colorature et inflige aux plus fameux airs un traitement redoutable par sa fausseté et ses fantaisies rythmiques. Elle devient pourtant incroyablement populaire au fil de récitals et d’enregistrements improbables.
De leur rencontre au dernier concert à Carnegie Hall, Colorature, Mrs Jenkins et son pianiste nous invite à partager le destin à la fois hilarant et bouleversant de deux personnages hors du commun.

Mon avis : Et dire que cette histoire a réellement existé ! Cela en dit long sur le pouvoir de l’argent et sur les mœurs de nos contemporains…
Florence Foster Jenkins possède un talent de chanteuse lyrique inversement proportionnel à l’étendue de sa fortune. Mais l’un va permettre à l’autre d’exister. Elle a déjà dépassé la quarantaine lorsque le décès de son richissime père la met à l’abri de tout besoin. Certains nantis s’offrent une danseuse, elle, elle va s’offrir une chanteuse : elle-même. Elle s’autoproclame carrément « soprano colorature ». Et comme elle en a les moyens, elle commence à se produire régulièrement, à ses Ritz et périls, dans un palace newyorkais.

Vingt ans après sa disparition, Cosmé Mac Moon, son accompagnateur pendant douze ans, se remémore avec une certaine nostalgie leur rencontre et son engagement… Flashback. Et voici Florence Foster Jenkins herself. Elle est assez gratinée. L’argent ne permet pas forcément de s’acheter du bon goût. Disons qu’elle a l’élégance un peu tapageuse ; et le maquillage qui va avec. Quant à elle, elle est totalement inconsciente. Il est essentiel de savoir tout de même que son premier prénom à la Miss, c’est… Narcissa ! Ça ne s’invente pas. Au niveau du contentement de soi, elle est imbattable. Sa voix est un diamant pur et, grâce à elle, elle va conquérir le public.
Même si Cosmé tique, réalisant très vite qu’elle ne pourra jamais chanter juste, comment pourrait-il résister à son offre ? Il ne doit pas gagner formidablement sa vie et une vraie manne lui tombe du ciel. Alors, faisant fi de sa fierté, il accepte le marché pour une seule représentation. Et puis il se retrouve piégé. Financièrement certes, mais également affectivement. Car il est patent que Cosme s’attache à la pseudo cantatrice. En plus, en dépit de ses piètres prestations, elle devient la coqueluche de la haute société. Et les récitals se multiplient au Ritz-Carlton… Leur collaboration durera donc douze ans, connaissant son apothéose en 1944 au Carnegie Hall, le temple américain de la musique. Et nous aurons le privilège ( ?) d’assister à cet ultime concert.

Disons-le tout net, sur le plan auditif, Florence Foster Jenkins nous inflige une véritable Colora(tor)ture. Je m’amusais de voir ma jeune voisine de gauche se boucher systématiquement les oreilles à chaque fois qu’elle se lançait dans ses vocalises improbables. Il est vrai que sur le plan de la puissance et de la fausseté, elle atteint des sommets… Mais elle a droit à de nombreuses circonstances atténuantes. D’abord, le public se presse en masse pour assister à ses « performances », ensuite personne ne lui a jamais dit : « Florence, faut s’ taire », y compris le principal intéressé, Cosmé Mac Moon qui, charitablement, n’ose pas lui dire la vérité sur son talent illusoire. Ce qui fait qu’elle est totalement enfermée dans ses certitudes.

Tandem idéal, Grégori Baquet et Agnès Bove incarnent ces deux personnages à la perfection. Le premier, qu’il soit narrateur ou exécutant, apporte finesse et sensibilité à son rôle de principal témoin. Jamais il n’énonce clairement que Florence est une horrible chanteuse. Il préfère être dans la suggestion, pas dans l’accusation. En même temps, il faut voir, dissimulé par le piano, ses postures accablées sur son clavier. L’artiste qu’il est souffre véritablement. Mais son naturel, plein de tolérance et de fantaisie, prend régulièrement le dessus. Il nous offre là une prestation vraiment très complète.
Pour ce qui concerne Agnès Bove, il faut un sacré talent pour réussir à chanter aussi faux avec autant de sérieux et de conviction. C’est une étonnante prouesse vocale, même si ses cris d’’orfraie et ses aigus venus d’ailleurs nous agressent littéralement les trompes d’Eustache. Elle est à fond dans son personnage. Imperturbable, altière et, surtout, très fière de ses tenues extravagantes (on attend avec gourmandise chacun de ses accoutrements dans ce clou du spectacle qu’est son récital au Carnegie Hall) . Dans la partie finale, pleine d’émotion, il faut voir comme elle joue la stupeur. On est triste pour elle. On ne peut qu’être admiratif devant cette superbe composition.


vendredi 1 mars 2013

Dans le regard de Louise


Théâtre du Ranelagh
5, rue des Vignes
75016 Paris
Tel : 01 42 88 64 44
Métro : La Muette / Passy

Une pièce de Georges Dupuis, d’après la vie de Louise Michel
Mise en scène par Yves Pignot
Décors de Georges d’Haëne
Costumes d’Elisabeth de Sauverzac
Avec Bérangère Dautun(Louise Michel) et Georges Dupuis (Le Docteur Pelletier)

L’histoire : 1888. La militante anarchiste Louise Michel reçoit en pleine tête une balle tirée par un déséquilibré. Le projectile n’atteint pas ses fonctions vitales mais elle se fiche dans le temporal gauche. Louise Michel la gardera jusqu’à la fin de sa vie et en éprouvera régulièrement des douleurs intenses. Inquiète, elle fait alors appel au docteur Pelletier, le seul médecin qui accepte de la visiter. Et pour cause : il ignore tout de celle qu’il auscultera ce soir-là…

Mon avis : Le décor est sobre. Eclairé à la bougie, il ressemble à un tableau Vermeer. Nous sommes dans un intérieur modeste, celui qu’occupent Louise Michel et son chat. La célèbre militante anarchiste, l’héroïne de la commune, est alors âgée de 58 ans. Elle reçoit la visite du docteur Pelletier, un médecin qui est venu l’ausculter sans s’être informé de son identité. Quelques mois auparavant, Louise a été blessée à la tête lors d’un attentat et une balle y est restée logée. Comme elle est sujette à de violentes migraines, elle a fait appel à un praticien pour qu’il essaie de la soulager car elle est inopérable…

Très vite, on saisit les deux caractères. Louise Michel est abrupte, très autoritaire. Elle s’enflamme très rapidement. Elle ne fait aucun effort pour se montrer aimable. Le docteur Pelletier apparaît comme un homme intègre, honnête, profondément humain, entièrement voué à sa tâche pour soulager son prochain. Même quand il apprend à qui il a à faire, il la considère d’abord comme une patiente comme les autres, qui plus est démunie et incapable de lui régler ses émoluments.
Mais, au fur et à mesure de ses visites, une relation plus forte commence à s’établir entre eux. Pelletier a beau la traiter d’« exaltée », il ressent une vraie tendresse pour elle. Bien qu’il ne partage pas vraiment ses idées, il admire aussi la femme engagée. Il ira même jusqu’à assister à ses meetings… Quant à elle, cette présence lui apporte du réconfort. Elle a enfin confiance en quelqu’un. Et peu à peu, elle va se comporter avec lui comme sa chatte avec elle, exigeante, exclusive et câline quand elle voit qu’elle est allée trop loin.

La pièce est construite en une succession de tableaux montrant l’évolution de leurs rapports. On assiste à la construction d’une amitié. Ils finissent par s’appeler par leurs prénoms puis à se faire des confidences assez intimes sur leur vie. Louise adore taquiner Henri sur ses amours. Il n’y a entre eux aucune ambiguïté. D’abord en raison de leur différence d’âge (le docteur Pelletier est bien plus jeune), puis de l’homosexualité de Louise (qu’elle lui révèle très vite). Ils sont dans l’admiration réciproque.

Ce sont deux très beaux rôles mettant en scène deux fortes personnalités. Bérengère Dautun joue à ravir sur toutes les nuances d’une palette extrêmement large. Elle restitue tous les traits de caractère d’une femme à la fois crainte et adulée et proche de la soixantaine. C’est une passionnée, une travailleuse acharnée, peaufinant sans relâche ses discours. C’est une guerrière qui a toujours un combat à mener et qui multiplie les projets. Et puis, c’est une femme : elle peut être aussi cassante que compréhensive, tyrannique que mutine, austère que coquette.
En face d’elle, Georges Dupuis, l’auteur de la pièce, apporte une formidable présence. Il est calme, rassurant, investi. C’est un homme bon qui connaît plus de réussite dans son métier que dans ses amours. Pas question pourtant que Louise Michel le manipule ou l’asservisse. Aussi fier que conciliant, il n’est dupe de rien. Et puis, il est également un remarquable pianiste.
Car la musique tient une place non négligeable dans cette pièce. Non seulement, elle nourrit joliment les intermèdes, mais elle permet au docteur Pelletier puis à Louise Michel de se mettre au piano…

Dans le regard de Louise : une belle, très belle histoire d’amitié.