samedi 30 janvier 2016

Je vous écoute

Théâtre Tristan Bernard
64, rue du Rocher
75008 Paris
Tel : 01 45 22 08 40
Métro : Villiers / Saint-Lazare

Une comédie de Bénabar et Héctor Cabello Reyes
Mise en scène par Isabelle Nanty
Décors de Sébastien Nicolini
Costumes de Priscille Schirr-Bonnans
Lumières de Laurent Béal
Avec Pascal Demolon, Zoé Félix, Bénabar, Isabelle Habiague, David Zéboulon

Présentation : D’habitude, son psy, on vient le voir parce qu’on a besoin d’aide. On le paye et il écoute. On évite si possible de le provoquer, de l’insulter, voire de le menacer physiquement. En échange, le psy évite, normalement, de vous traiter de con, de vous humilier ou de menacer d’appeler la police. Ici, ce n’est pas tout à fait ça…
Et d’ailleurs pourquoi ces deux types, un cuisiniste et un psy, vont-ils passer ensemble la plus étrange journée de leur vie ? A cause d’une femme, bien évidemment !...

Mon avis : Tout concourt à rendre cette pièce très agréable à suivre.
J’ai d’abord aimé son écriture, moderne et fine, et ses dialogues, drôles et percutants. Ensuite, j’ai aimé sa construction. C’est une pièce qui va sans cesse crescendo. C’est d’abord un match de boxe à deux. Un qui a envie de cogner et de détruire (Pascal Demolon) et l’autre qui cherche à esquiver pour éviter le chaos. On se retrouve un peu comme dans ces films de Francis Veber ou de Gérard Oury qui mettent aux prises deux individus aux profils psychologiques et comportementaux diamétralement opposés. Bénabar et Pascal Demolon composent un tandem hyper efficace. Les deux personnages sont très fouillés et leur opposition ne peut que faire des étincelles.
Bénabar, psy de son état, est un bourgeois d’apparence plutôt lisse, intellectuel légèrement imbu de son statut, assez réservé, voire timoré. Il est élégant, bien coiffé. Il est culturellement et socialement impossible qu’il puisse avoir une once de sympathie pour ce type qui vient le menacer dans son cabinet… Ce type, c’est Pascal Demolon. Lui, il est cuisiniste. Le mépris qui l’habite à l’encontre des nantis (qui est en fait de la jalousie) se cristallise sur le psy de sa femme, vil représentant de tout ce qu’il exècre. Il n’a pas à se forcer pour se montrer agressif et vindicatif envers lui. La mèche en bataille, le verbe haut, le geste nerveux, il présente tous les symptômes de l’homme en crise. Tout simplement parce qu’il est en souffrance.


Leur affrontement est absolument savoureux. Notre psy, qui met un certain à comprendre ce qui a provoqué l’animosité du cuisiniste, est un tantinet tétanisé. Pas évident de se trouver brutalement confronté à une grenade dégoupillée (au propre comme au figuré)… Puis, petit à petit, le combat de boxe s’équilibre. Les rôles s’inversent parfois. A force de parler, ils se découvrent des affinités, des points communs.

Comme je l’ai stipulé, le déroulé de la pièce va crescendo. Il atteint son pic d’intensité lorsque le duo se mue en trio avec l’arrivée de « La » femme, épouse du cuisiniste et patiente du psy. Une mise en scène très astucieuse nous permet d’être les témoins d’une confrontation que nous attendons tous. Nous vivons là un grand moment de comédie pure. Complètement impliqués dans leur personnage respectif, Bénabar, Pascal Demolon et Zoé Félix s’en donnent à cœur joie.


J’ai été réellement séduit par le jeu subtil, précis et propre de Bénabar. Il est tout à fait crédible dans ce rôle de thérapeute qui a conscience d’être un praticien de seconde zone (il est très loin de jouir de la notoriété de son collègue et rival Schneider, la star médiatisée des psys).
Pascal Demolon est irrésistible de drôlerie. Avec son timbre de voix et son phrasé si particuliers, il peut d’autant plus donner libre cours à son tempérament de feu que Bénabar reste, lui, dans la sobriété. Leur association est une formidable trouvaille.
Quant à Zoé Félix, elle est touchante de fragilité et de féminité. En totale contradiction avec son physique de femme fatale, elle joue le doute et le manque d’assurance à la perfection, ce qui la rend attachante et profondément humaine.

Je vous écoute est une des bonnes surprises de cette rentrée 2016 véritablement très riche. Le texte est bon, les répliques sont souvent cinglantes, la mise en scène est enlevée et inventive, on y rit beaucoup et les comédiens sont vraiment épatants.
Le talent de plume du binôme Bénabar/Hector Cabello Reyes est une évidence. Une belle carrière d’auteurs de comédies s’ouvre devant eux.


Gilbert « Critikator » Jouin

vendredi 29 janvier 2016

Jérémy Ferrari "Vends 2 pièces à Beyrouth"

Le Trianon
80, boulevard Rochechouart
75018 Paris
Tel : 01 44 92 78 00
Métro : Anvers


Ecrit par Jérémy Ferrari

Présentation : Après Hallelujah Bordel !, spectacle qui prenait pour sujet de prédilection les religions, Jérémy Ferrari est de retour avec un sujet encore plus reposant : les guerres.
Dans ce spectacle baptisé Vends 2 pièces à Beyrouth, il s’attaque à un sujet quelque peu grinçant et qui risque, évidemment, de satisfaire ses détracteurs. Voici comment il le décrit :
« En effet, il a étudié la guerre… et il en est certain, la guerre c’est chouette ! Ça libères des espaces, des femmes mariées, permet aux soldats de tuer des gens pour nous protéger des monstres qui tuent les gens. La guerre enrichit les gouvernements, permet aux associations humanitaires de partir en vacances, réduit le taux de chômage, la délinquance et donne une excuse à BHL pour éviter les concerts de sa femme… »

Mon avis : Ce que j’aime, entre autre, chez Jérémy Ferrari, c’est l’aspect artisanal, voire même scolaire, de son travail. Lorsque ce garçon s’aventure sur une scène pour y présenter un spectacle, il en a potassé la thématique et s’est documenté sur le sujet pendant des mois. Ce fut ainsi le cas avec Hallelujah Bordel !, son premier seul en scène, qui traitait des trois religions monothéistes. Pour peaufiner le second, Vends 2 pièces à Beyrouth, il lui consacré deux années. Jérémy est aussi studieux que perfectionniste. Il veut surtout ne jamais être pris en défaut sur le thème qu’il s’est choisi. Si on a le moindre doute, il a de quoi argumenter et, s’il le faut, il brandit des dossiers ! Scolaire, je vous dis… Il nourrit peut-être le complexe de celui-qui-a-arrêté-ses-études-en-seconde. Après les religions, il aborde aujourd’hui une matière qui en est le corollaire : les guerres. Guerre et religion, c’est quasiment un pléonasme.

Jérémy Ferrari est un humoriste différent. Il se pare de légèreté pour envoyer du lourd. D’aucuns, Yann Moix en tête, l’ont comparé à Pierre Desproges. C’est vrai qu’il y a des points communs : le goût de la belle écriture, un côté sale gosse qui aime choquer, un ton faussement naïf et débonnaire pour dénoncer dérives et turpitudes… Mais, pour moi, ma comparaison s’arrête là. Ferrari EST Ferrari. Il a son style à lui, sa gestuelle ; il est unique. Imaginez que, dans vingt ans, on qualifie un jeune humoriste de « nouveau Ferrari » ! On a vraiment une foutue manie en France de coller systématiquement des étiquettes et d’établir des comparaisons…


Mais venons-en à l’essentiel : le nouveau spectacle de Jérémy Ferrari.
Son entrée en scène est digne d’un blockbuster. Lumières lasers aveuglantes, fumée, son sensurround qui nous accélère les battements de cœur… On est conditionné. Jean slim bleu moulant ses cuisses musclées et t-shirt noir à manches courtes, il jaillit d’un fauteuil Chesterfield pour occuper immédiatement le devant de la scène. Pas de round d’observation. Bille en tête, il attaque par… une attaque. Du moins, par la simulation d’une attaque de la salle semblable à celle perpétrée au Bataclan ! Le ton est donné. Jérémy ose. Il pousse le curseur à l’extrême, dépassant carrément la zone rouge pour atteindre le degré le plus sombre et le plus dérangeant et le plus trash de l’humour noir. Les garde-fous sont pulvérisés, les vannes sont grandes ouvertes.
Jérémy sourit, chambre, ironise, s’indigne, vocifère. Son cynisme est salutaire. Il agit comme une soupape. Sa férocité est à la hauteur de sa révolte qui est elle-même égale à son extrême lucidité. Si, d’aventure, il a la faiblesse de s’attendrir (sur ses parents, sur lui-même…), il se ressaisit bien vite. Il n’est pas là pour jouer du violon. Il est là pour parler à armes égales (« armes » dans le sens marchand, dassaldien du terme) avec les terroristes et les va-t-en-guerre...
La cruauté de ses propos n'est pas gratuite. Elle est au contraire positive en ce sens où elle agit sur nous comme un aiguillon. Vends 2 pièces à Beyrouth est au spectacle ce que le livre Indignez-vous de Stéphane Hessel est à la littérature. C'est un lanceur d'alerte...

Jérémy Ferrari balaie large ; il mitraille. Il ne s’économise guerre. Mais ses objectifs sont parfaitement ciblés. Pour qu’on ne se méprenne pas, pour être imparable quant à ses arguments, il est allé jusqu’à prendre des cours auprès d’un éminent professeur de géopolitique. Un enseignement qu’il partage volontiers avec nous. Il se fait par exemple didactique pour se livrer à un rapide exposé sur la religion islamique de Mahomet à nos jours. Grâce à lui, j’ai enfin compris ce qui différenciait historiquement les Sunnites des Chiites.

Mais Jérémy Ferrari est d’abord et avant tout un humoriste. Il passe avec brio du stand-up au bon vieux sketch, démontrant ainsi d’indéniables qualités de comédiens. Les deux qu’il interprète sont de grands moments de drôlerie. Dans le premier, il campe le pompiste de Villers-Cotterêts qui voit soudain débarquer dans sa station service les frères Kouachi en cavale. Dans le second, il incarne un recruteur de kamikazes affligé par le manque de motivation de ses derniers volontaires. En dépit de la profonde gravité des sujets, on hurle de rire.


Je ne veux pas en dire plus sur ce spectacle très complet, riche, dense et responsable. A la fin, après s’en être pris frontalement à certaines ONG (la lettre « O » désignant le mot « Onnêteté »), il se livre à une vibrante anaphore autour de l’apostrophe « J’emmerde… ». C’est brillant, engagé, gonflé, radical. Chacun la recevra comme il veut ; il n’en a cure. D’ailleurs, il l’affirme lui-même : « Je ne recherche pas l’unanimité »…
D’accord, il ne la recherche pas. Mais au vu des applaudissements nourris et des acclamations qui ont salué la fin de son show, l’unanimité il la fait auprès de son public. Et quand on voit à quelle vitesse les réservations affluent pour sa tournée et ses prochaines dates parisiennes, il peut se sentir rassuré. L’honnêteté et la sincérité, ça paye encore.

Enfin, pour terminer, un petit mot pour saluer la prestation de Laura Laune, la jeune humoriste qui a assuré la première partie de Jérémy. Cette pseudo Sainte Nitouche, toute mignonne, débite des horreurs en ayant l’air de s’excuser. Les deux sketches qu’elle nous a proposés sont remarquablement écrits et interprétés. Après elle, on ne voit plus l’école et n’entend plus les fables de la même façon. A suivre…

Gilbert « Critikator » Jouin

jeudi 28 janvier 2016

Le Fusible

Bouffes Parisiens
4, rue Monsigny
75002 Paris
Tel : 01 42 96 92 42
Métro : Septembre / Pyramides / Opéra

Une comédie de Sylvain Meyniac
Mise en scène par Arthur Jugnot
Décor de Juliette Azzopardi
Lumières de Thomas Rizzzotti
Costumes de Pauline Gallot
Musique de Sylvain Meyniac
Avec Stéphane Plaza (Paul Achard), Arnaud Gidoin (Michel Deviné), Philippe Dusseau (François Cordel), Gaëlle Gauthier (Valérie Nicolas), Juliette Meyniac (Valérie Achard), Irina Ninova (Ilona Vianova)

L’histoire : Paul, un homme d’affaire de 45 ans, est à la veille de vendre sa société, de quitter sa femme, et de changer de vie… Pour organiser son projet, il s’est confié à Michel, son ami dévoué, naïf et gaffeur… Mais ce soir là, avant ce jour fatidique, tout bascule ! Contre toute attente, Paul perd la mémoire…

Mon avis : J’avais été emballé par Hier est un autre jour, la précédente pièce de Sylvain Meyniac, j’étais donc très curieux de découvrir sa nouvelle œuvre. Et bien j’avoue que je n’ai pas été déçu.
Impossible de ne pas rire devant les mésaventures abracadabrantesques de Paul Achard. En effet, dans Le Fusible, toutes les formes d’expression du rire sont exploitées. Il y a du rire fin, du gros rire, du gloussement, de l’éclat, du rire perlé, du rire en cascade, du fou-rire, du sourire. Sans cesse sollicités, nos zygomatiques ne connaissent aucun répit.

L’histoire est toute simple, bien plus limpide que celle de Hier est un autre jour. Cette fois, on n’a aucun effort intellectuel à fournir, on n’a qu’à se laisser emporter par cette avalanche de gags, de quiproquos, de situations exacerbées et saugrenues. Il y a dans cette pièce toute la quintessence du vaudeville : ça court, ça saute, ça chute, ça crie, les fours explosent, les portes claquent, les claques portent, les portables sonnent, ça se déchire, ça s’embrasse… Il n’y a pas un seul temps mort.
Nous sommes à fond dans la gaudriole, c’est totalement assumé, mais il y a dans cette pièce une bonne intrigue, un vrai suspense et d’excellents dialogues. Et puis, il y a surtout un sextette de comédiens absolument irréprochables. J’emploie le mot « sextette » intentionnellement, car il règne sur la scène des Bouffes Parisiens cet esprit choral qui réside dans toute formation musicale. Et qui dit formation musicale dit chef d’orchestre. Il faut insister sur le travail à la mise en scène d’Arthur Jugnot. La partition du Fusible est truffée de trouvailles, d’effets inattendus, de cascades, de passages cartoonesques. Il a su faire sortir le meilleur de chacun des personnages avec une efficacité impressionnante. On peine à imaginer le travail accompli lors des répétitions pour obtenir un tel résultat.


Chaque comédien est impeccable. Il y a deux solistes, deux virtuoses tout aussi différents qu’indissociables. Je n’avais pas encore vu Stéphane Plaza au théâtre. Et bien, je prédis à ce garçon une formidable carrière. Il a tout pour lui. Avec sa bouille de Pierrot lunaire, ses grands yeux étonnés et rieurs, il est naturellement drôle. Il n’a pas à se forcer, ce don est inné. Il a le sens de l’attitude et de l’effet comiques. Il possède simplement ce que recherche toute personne qui a à se produire sur une scène : une présence et du charisme.
A ses côtés, la performance d’Arnaud Gidoin est proprement époustouflante. Quelle science et quelle maîtrise ! Son moindre geste, sa moindre mimique sont mises au service de l’effet le plus désopilant. C’est un vrai gugusse dans le sens noble du terme, le mètre étalon de l’étourdi. Quelles que soient les extrémités où l’entraîne son personnage, son jeu reste fin, si fin qu’il m’a fait souvent penser au François Pignon du Dîner de cons : brave, naïf, gaffeur… Le tandem qu’il forme avec Stéphane Plaza fonctionne admirablement tant ils sont complices et complémentaires. C’est une idée magistrale que de les avoir réunis.


Ils sont tous deux remarquablement entourés. Si leurs quatre partenaires ne se lâchaient pas autant dans le jeu, s’ils n’étaient pas aussi généreux et investis, le courant passerait beaucoup moins bien dans ce Fusible. Les trois femmes son en tous points épatantes. Ce sont, chacune à sa manière, trois femmes fortes.
Gaëlle Gauthier (Valérie 2), est sensuelle et aguicheuse en diable. Amorale, vénale, autoritaire, c’est une amazone moderne qui utilise ses atouts, et particulièrement son pouvoir de séduction, pour parvenir à ses fins (et à ses faims)… Juliette Meyniac (Valérie 1) est tout-à-fait crédible dans le rôle de l’épouse bafouée. Elle lui apporte de l’énergie et de la fougue, de la malice aussi. C’est vraie une battante… Irina Ninova joue à la perfection les femmes mystérieuses et inquiétantes. Sa dangerosité est palpable. Sa froideur et son impassibilité sont dignes d’une espionne de l’Est dans un James Bond…
Et puis il y a Philippe Dusseau, le docteur Cordel. Farfelu, truculent, égrillard, lui aussi possède un art consommé de la facétie. Il apporte un grain de folie supplémentaire dans une pièce qui, pourtant, est déjà dans ce domaine à un paroxysme.


En fait, le titre de cette pièce est erroné. Il n’y a pas de Fusible. Ou, s’il y en a un, il est grillé dès les premières minutes et les plombs sautent tous les uns après les autres. L’électricité est dans l’air ; d’alternatif, le rire passe en continu.
Il faut toutefois reconnaître qu’il y a deux ou trois saynètes où les artifices sont un peu faciles, qu’il il y a parfois entre les trois hommes une petite ambiance cour de récré, mais c’est vraiment bénin. De toute façon, plus c’est gros, et plus on rit ! On n’y peut rien, inutile d’essayer de le réfréner, ce rire est trop spontané, presque enfantin.

Une fois n’est pas coutume, je termine cette critique par le début. Un début qui mérite une mention spéciale tant il est original, ingénieux et rare. Le monologue liminaire de Paul Achard (Stéphane Plaza) sert à la fois à nous présenter tous les protagonistes du terrible drame qui va se dérouler sous nos yeux ébahis et d’expliquer la situation à l’instant « T » où la pièce va réellement démarrer.
Une chose est sûre, Le Fusible va connaître un immense et mérité succès populaire. En dépit de l’accident domestique qui est la cause de tous les problèmes de Paul et de son entourage, cette pièce est destinée à être tout le contraire d’un four…


Gilbert « Critikator » Jouin

lundi 25 janvier 2016

L'envers du décor

Théâtre de Paris
15, rue Blanche
75009 Paris
Tel : 01 48 74 25 37
Métro : Trinité / Saint-Lazare / Blanche

Une comédie de Florian Zeller
Mise en scène par Daniel Auteuil
Décor de Jean-Paul Chambas
Lumières d’Alain Poisson
Costumes de Jean-Paul Chambas
Illustration sonore de Virgile Hilaire
Avec Daniel Auteuil (Daniel), Valérie Bonneton (Isabelle), François-Eric Gendron (Patrick), Pauline Lefèvre (Emma)

Présentation : Quand Patrick annonce à ses amis qu’il voudrait leur présenter la jeune femme pour laquelle il a quitté Laurence, tout le monde s’accorde à dire que c’est une excellente idée !
Mais l’apparition d’Emma aura l’effet d’une véritable tempête dans la tête de Daniel et Isabelle…

Mon avis : Cette pièce repose sur un seul et unique effet, mais il est d’une telle force et d’une telle originalité qu’il a largement de quoi nous distraire pendant une heure et demie : les comédiens énoncent tout haut ce qu’ils pensent tout bas dans le tréfonds de leur cerveau. Tout est exprimé dans le titre. Nous sommes les spectateurs clandestins et privilégiés de L’envers du décor. C’est toute la simple relation humaine qui est ici remise en jeu. Personne n’est dupe. On ne dit pas toujours ce que l’on pense vraiment. A cela, il y a plusieurs raisons : l’éducation, l’hypocrisie, la lâcheté, la protection, voire le respect, de l’autre.
Alors, lorsqu’une pièce nous donne à voir – et surtout à entendre – la réalité des choses, le résultat est on ne peut plus croustillant.


L’envers du décor est avant tout une prouesse d’acteurs. Nous sommes dans la configuration de la traduction simultanée à la télévision. Lorsqu’un comédien exprime une phrase, il en délivre en très léger décalage la réalité de sa pensée. Ce qui est alors énoncé ne concerne pas du tout le subconscient, c’est au contraire totalement conscient et assumé.
Tout de suite, j’ai eu en tête l’image du sketch de La Drague interprété par  Guy Bedos et Sophie Daumier avec son double niveau de lecture. Nous sommes en permanence dans cet état d’esprit. Bien sûr, avec le non-dit, on peut tout se permettre et aller très loin dans tous les domaines. Ici, il a plus d’importance et de véracité que la parole émise. Quel régal pour un auteur que de ne plus avoir de limites. Et quel bonheur pour des comédiens que de se prêter à ce savoureux exercice de style ô combien périlleux.

Ce procédé est un redoutable ressort de comédie. On ne peut qu’en rire, y compris à nos dépens. Florian Zeller nous invite à une véritable plongée en abîme dans les réels entrelacs des mentalités masculine et féminine. Daniel, le personnage que joue Daniel Auteuil est plutôt veule, pusillanime et velléitaire. Il louvoie et godille à vue sur l’océan houleux de ses fantasmes. L’effet est impayable… Quant à son épouse, Isabelle (Valérie Bonneton), elle est droite, directe, intransigeante. Leur opposition est une sorte de match de tennis mettant en présence quelqu’un qui lâche franchement ses coups (Isabelle) face à un adversaire qui n’emploie que ruse et coups tordus.


Inutile de préciser que, dans cette pièce, Daniel Auteuil a le beau rôle. Sa prestation est quasiment de l’ordre du one man show. Il fait appel à tous les tons de son immense palette d’acteur. Parfois il gesticule comme de Funès, parfois on entend des intonations à la Galabru. Et j’en reviens encore à Guy Bedos lorsqu’il profère des horreurs machistes dans son sketch Toutes des salopes. Nous sommes dans le même registre. Le mâle n’y apparaît pas sous son meilleur jour. Daniel se pare de nouveau des atours du séducteur, il se croit le plus beau, le chapon redevient coq. Jusqu’à ce qu’une insidieuse et superfétatoire jalousie ne vienne le ronger, si absurde qu’elle va jusqu’à mettre en péril son amitié de quinze ans avec Patrick (François-Eric Gendron)… C’est un véritable festival Auteuil. Il est en pleine clownerie. Les rires fusent, couvrant parfois certaines de ses réflexions intérieures. Il déclenche même les applaudissements en plein milieu d’un monologue !

Bien sûr, ses partenaires, surtout Pauline Lefèvre (pétillante à souhait) et François-Eric Gendron (sobre et conciliant), ne bénéficient pas, loin s’en faut, de la même exposition. Valérie Bonneton, dont le personnage ne pratique pas la langue de bois, a peu d’occasion de se livrer à un grand écart sémantique.
Et puis, au fur et à mesure que la pièce se déroule, lorsqu’on a parfaitement assimilé le principe de son auteur, les dialogues deviennent de plus en plus prévisibles. Il ne nous reste que le plaisir de profiter pleinement de la variété de jeu de Daniel Auteuil, véritablement étourdissant dans le registre de la comédie.

Cette pièce va marcher. Elle va attirer le grand public. D’abord parce qu’on y rit sans discontinuer, ce qui est toujours agréable par les temps qui courent. Mais, pour rester dans le registre recherché par l’auteur, on n’y rit pas sans arrière-pensées. Car tout est là : on y fait en permanence appel à ces fameuses arrière-pensées, à ce qu’on aimerait tant parfois dire tout haut mais que l’on garde enfoui au plus secret de soi.


Gilbert « Critikator » Jouin

Tout à refaire

Théâtre de la Madeleine
19, rue de Surène
75008 Paris
Tel : 01 42 65 07 09
Métro : Madeleine

Une comédie de Philippe Lellouche
Mise en scène par Gérard Darmon
Lumières de Jacques Rouveyrollis
Avec Gérard Darmon (Joseph), Philippe Lellouche (Jean), Ornella Fleury (Claire)


Présentation : Un soir d’été, deux amis de toujours se retrouvent à la terrasse d’un café et se plaignent du temps qui passe. A vivre dans la nostalgie des bons souvenirs, ils s’empêchent de profiter de l’instant présent. La jeune serveuse, qui les écoute, va étrangement leur proposer de remonter le temps. Une expérience incroyable qui va leur permettre de réaliser que vieillir n’est pas si mal….

Mon avis : Philippe Lellouche a encore frappé ! Avec Tout à refaire, il nous a concocté une comédie sentimentale de la meilleure veine. Cette pièce est universelle car elle s’adresse à nous tous. Bien sûr, à l’instar de ses trois précédentes, qui concernaient des quadras, elle est également générationnelle. Mais elle n’est pas que ça. Certes, il faut avoir déjà un certain vécu pour en arriver à cette croisée des chemins où l’on a tendance à faire un petit bilan de sa vie et à regarder dans le rétro. C’est le cas de Joseph et Jean, deux amis, presque deux frères, qui se côtoient depuis près de quarante ans.
Joseph (Gérard Darmon), c’est l’aîné. Il a une dizaine d’années de plus que Jean (Philippe Lellouche). Depuis quelque temps, ils ont coutume de se retrouver dans un bar tabac et de s’y chamailler sous le regard complice et attendri de Claire, la jolie serveuse. Ils se connaissent tellement ces deux là que leur passe-temps favori est de se chambrer. Astuce amusante et dynamique de la mise en scène, lorsqu’ils ont un différend, ils font table à part ! C’est très drôle à voir.


Lorsque la pièce commence, ils ont un petit coup de mou. Un coup de moins bien que Jean analyse avec une certaine lucidité : « Il est un temps où l’amitié ne se nourrit que de souvenirs… ». Soudain, la boisson qu’ils sirotent prend le goût doux-amer de la nostalgie. On sent qu’ils ont tendance à penser fortement que c’était mieux avant et, surtout, en évoquant la valeur inestimable de toutes ces « premières fois » qu’ils ont vécues, ils prennent conscience qu’ils vont en vivre beaucoup moins de ces premières fois qui jalonnent une vie de façon si intense.
C’est là que Claire, témoin attentif de leur mélancolie (Jean va quand même jusqu’à traiter Joseph de « nostalgique compulsif »), va alors prendre les choses en main. Elle va leur proposer de remonter le temps et de revivre quelques moments-clé de leurs existences. Ce n’est pas déflorer le sujet de la pièce que de révéler cet artifice, il est en effet évoqué dans son résumé. De plus, Philippe Lellouche nourrit en lui cet aspect très anglo-saxon de faire appel au surnaturel. Il l’a déjà utilisé avec talent dans Boire, fumer et conduire vite… Or donc, nantie de pouvoirs magiques ; Claire va leur faire effectuer une série de bonds successifs en arrière d’une décennie à chaque fois. Ils vont ainsi pouvoir être re-confrontés à des épisodes majeurs de leur parcours.


Pour nous faciliter la tâche, un écran situé au-dessus de la scène nous indique la date et l’heure du moment revécu. Ces différentes saynètes rétroactives ne peuvent pas se raconter. Tout leur suc réside dans la force des situations et dans l’appropriation des personnages concernés par les comédiens. Car ils ne vont pas toujours ne jouer que leur propre rôle. C’est là que la comédie prend toute sa force, toute sa saveur… Gérard Darmon, tout particulièrement, se prête avec une gourmandise manifeste à toutes les transformations et à tous les accoutrements possibles. Incarner un tel éventail de personnages, pour l’un comme pour l’autre, doit constituer un formidable plaisir d’acteur.
En tout cas nous, dans la salle, nous le partageons ce plaisir. Les quelques expériences qu’ils revivent nous font passer par toute une palette de sentiments. On rit, on est ému, on sourit, on s’offusque… Nous sommes d’autant plus captivés que nous nous sentons concernés. Ce que Jean et Joseph ont vécu, nous l’avons-nous aussi vécu. Il est inévitable de se livrer à notre propre introspection. Ce grand moment de partage et de connivence que nous ressentons est essentiellement dû à l’intelligence et à la sensibilité du sujet, à la justesse des dialogues, et au jeu réaliste des trois comédiens.
Si Gérard Darmon et Philippe Lellouche, à leur meilleur niveau, ne font que nous enchanter, la belle découverte est celle d’Ornella Fleury. Fraîche, lumineuse, naturelle et primesautière, elle donne à Claire, rouage essentiel de cette comédie, une indiscutable authenticité. Elle a une présence qui m’a fait parfois penser à Audrey Hepburn


Dans le traitement de cette pièce, il n’y a rien à refaire. La mise en scène de Gérard Darmon est truffée de trouvailles, d’inventions, de surprises et même d’effets spéciaux qui lui ont sans doute été inspirés par son expérience du cinéma. Il utilise aussi à merveille l’espace qu’offre le superbe écrin du théâtre de la Madeleine. Il est en cela remarquablement aidé par le jeu de lumières de ce magicien de l’éclairage qu’est Jacques Rouveyrollis.
Et puis il y a la fin. Une fin qui, elle aussi et surtout, ne se raconte pas. On ne peut en dire qu’une chose : c’est nous qui sommes refaits par ce dénouement.
Cette pièce profondément humaine est pour moi le cocktail réussi entre une comédie italienne, un conte philosophique oriental et un humour anglo-saxon, un cocktail à consommer sans aucune modération.
Tout à refaire ? Peut-être ou peut-être pas… A chacun de se faire son opinion en fonction de son propre vécu.


Gilbert « Critikator » Jouin

mercredi 20 janvier 2016

Ah ! Le grand homme

Théâtre de l’Atelier
1, place Charles Dullin
75018 Paris
Tel : 01 46 06 49 24
Métro : Anvers

Une pièce de Pierre et Simon Pradinas
Mise en scène par Panchika Velez
Décor de Claude Plet
Costumes de Marie-Christine Franc
Lumières de Didier Brun
Avec Yvan Le Bolloc’h (Benoît Tisserand), Jean-Jacques Vanier (René Coin), Jean-Luc Porraz (Gilbert Loiseau), Stéphan Wojtowicz (Michel Michel), Aurélien Chaussade (L’assistant), Jean-Pierre Malignon (Jacques Lourson), Serena Reinaldi (Alice)

L’histoire : Des comédiens, prêts à tout pour exercer leur métier, répondent à la convocation d’un metteur en scène fumeux. Leur mission : rendre hommage sur scène et le soir même, au grand Jean Vilar !
Les fantômes du Théâtre viennent fort heureusement voler à leur secours au terme d’une journée délirante…

Mon avis : A vrai dire, j’ai longtemps été partagé au fur et à mesure que se déroulaient devant moi les pathétiques et maladroites tentatives d’imaginer, de créer et de jouer une pièce en vingt-quatre heures d’une troupe de comédiens montée de bric et de broc par un metteur en scène qui ne sait pas lui-même où il va.
L’idée de départ est excellente. Les comédiens réunis sont tous parfaits… Pourtant, au fil des scènes, la mayonnaise a du mal à prendre et à monter. Trop d’huile et pas assez de vinaigre. Les dialogues, volontairement creux, truffés de lieux communs, finissent par lasser.
Bien sûr, cette pièce est annoncée comme étant une grande farce. C’est vrai, c’en est une. Mais elle a été écrite il y a 25 ans. Un quart de siècle ! Or, ce type d’humour, burlesque, parodique, déjanté, a considérablement évolué. Il s’est affiné, « anglosaxonnisé ». Là, pendant quasiment une heure, on nous propose un humour gentillet, qui sent encore la naphtaline et, surtout, terriblement potache. Je n’en pouvais plus de voir ces excellents comédiens réduits à pousser des cris d’animaux ou à s’agiter lamentablement dans une gestuelle grotesque. Nous sommes dans une cour de récré, c’est du grand n’importe quoi…


Pourtant – car il y a des pourtant -, dès son entrée en scène, Jean-Luc Porraz donne une véritable épaisseur à son personnage de metteur en scène aussi ringard et versatile qu’imbu de lui-même ; pourtant, Yvan Le Bolloc’h ne se départ pas de l’attitude hautaine et méprisante de son personnage starifié par une certaine notoriété et obséquieusement respecté, voire jalousé, par ses partenaires ; pourtant, Serena Reinaldi évolue comme une (jolie) sirène dans l’eau du second degré ; pourtant l’apparition soudaine de Stéphan Wojtowicz, en directeur-adjoint du théâtre jovial, hâbleur, dragueur se métamorphosant en acteur shakespearien aussi exalté qu’approximatif, nous offre un moment de bouffonnerie plutôt réussi ; pourtant, Jean-Pierre Malignon, sorte de Super Dupont franchouillard, est réellement désopilant.
Pourtant, à un moment, on est agréablement happé par un instant de grâce : j’ai trouvé très drôle ce tableau où notre brochette de comédiens approximatifs vient sur le devant de la scène pour se livrer devant nous à la fois à une sorte d’autocritique et à une énumération des vicissitudes du métier du comédien à grand renfort d’affirmations d’une extrême banalité. Cette scène-là, j’aurais presque aimé qu’elle durât un peu plus tant elle était savoureuse.
Hélas, le niveau retombe avec une scène de corrida si saugrenue qu’un couple de spectateurs en a profité pour s’éclipser…


Et puis, d’un seul coup, une espèce de magie opère. Cela coïncide avec le moment où notre affligeant metteur en scène a l’idée de génie de monter une adaptation du Cid. La pièce devient alors ce qu’elle aurait dû être depuis le début. Nous assistons alors à ce que la (bonne) loufoquerie peut apporter de plus magistral. Les comédiens y vont à fond. Jean-Jacques Vanier nous fait hurler de rire, Yvan Le Bolloc’h est impayable en Rodrigue impavide et hiératique, Serena Reinaldi campe une Chimène under control qui veut aller au bout de sa tirade en dépit des dérapages de ses partenaires… Et ça va être du même tonneau jusqu’à la fin avec, en prime, un clin d'oeil subliminal adressé à un Fantôme de l’Opéra qui aurait rencontré Regan, la gamine de L’Exorciste. On y est ! On nage en pleine folie, on rit de bon cœur. On termine sur une bonne note.

Cette formidable demi-heure à elle seule peut vous inciter à vous rendre au théâtre de l’Atelier. On peut certes reprocher aux auteurs de la pièce un manque de rigueur certain pour  deux premiers tiers dans lesquels ils sont restés dans la une facilité puérile. Il ne faudrait pas grand-chose pour que ce soit totalement réussi. Mais, ce qui vaut vraiment qu’on s’y déplace, c’est l’investissement total des sept comédiens. Ils sont tous absolument irréprochables.


Gilbert « Critikator » Jouin

vendredi 15 janvier 2016

Laurent Viel "Chansons aux enchères"

Théâtre des Mathurins
36, rue des Mathurins
75008 Paris
Tel : 01 42 65 90 00
Métro : Havre-Caumartin / Auber

Un spectacle de Laurent Veil (chant) et Thierry Garcia (guitare)
Conçu en collaboration avec Xavier Lacouture

Présentation : Un tour de chansons, comme ça, pour faire vivre des textes qui ont marqué de leur empreinte l’âme et le cœur de chacun d’entre nous.
Solidement épaulé par Thierry Garcia, son complice de toujours, à la guitare et aux arrangements, Laurent Viel nous lance des chansons à la volée, à nous de les attraper et de les reprendre à notre compte, au gré de nos souvenirs.
Le concept est simple, limpide, sur le fil conducteur d’une vente aux enchères. Qu’importe la chansonnette, la variété ou le chef-d’œuvre immortel, ces chansons trouvent toutes grâce à leurs yeux dans cet inventaire à la Prévert, ce bric-à-brac mis en vente libre où chacun peut trouver son petit plaisir.

Mon avis : Une claque ! Une claque magistrale ! De ces claques bienveillantes (bienvielantes ?) qui vous mettent la tête à l’endroit et le cœur en fête. Moi qui suis tout le contraire d’un mystique, je me suis senti comme à une messe ; en totale communion avec un prêtre païen dont la Bible est le Grand Livre de la Chanson Française.
Mon enthousiasme peut, de prime abord, vous sembler excessif et primesautier. Il ne traduit pourtant à peine dans quel état extatique ce tour de chant m’a mis. Les oreilles et les yeux comme rarement en éveil, j’ai vécu l’espace d’une heure et demie une parenthèse enchantée. Le grand amoureux de chanson française que je suis a été comblé au-delà de tout. J’ai assisté à une prestation qui symbolise pour moi ce que peut être la quintessence (def : « partie la plus subtile d’une substance ») artistique.

Photo Cathy Lohé
Laurent Viel est un véritable alchimiste. Dans son creuset, il verse aussi bien des matériaux nobles, des pépites (Barbara, Brassens, Brel, Ferré, Aznavour, Bécaud, Nougaro…) que des éléments plus légers mais qui sont hautement labellisés (Vartan, Farmer, Gall, Dave, Desireless, Guesch Patti, Stromae…), il mélange le tout, il pilonne allègrement, et il conçoit des avatars qui sont de pures merveilles.

Sur la scène des Mathurins, Laurent Viel endosse la fonction de commissaire priseur. Elégant, lumineux, l’œil qui frise, il extrait de son coffre aux trésors des œuvres de collection, de ces chansons dont la plupart appartiennent, ô combien, à notre patrimoine. Mais il ne nous les livre pas figées, ainsi qu’elles le sont dans notre mémoire. Il se les approprie, les revisite, les remodèle, les associe à d’autres, les fragmente, les entremêle. Il ose même des pots qui sont tout sauf pourris… Autant fin comédien que remarquable interprète, il vit et joue chacune de ses re-créations. Il m’a fait écouter et apprécier différemment des chansons que je connaissais par cœur. Très sincèrement, j’ai trouvé certaines de ses versions meilleures que les originales. Pour l’intensité qu’il y met, pour sa compréhension pointue des textes, pour son incarnation des personnages… En nous rendant ainsi attentifs, il réussit la performance de nous faire redécouvrir des titres qu’on croyait gravés à jamais tels quels dans notre disque dur. Il les dépoussière littéralement et nous les offre vierges et beaux comme à leur premier jour.

Photo Cathy Lohé
Laurent Viel n’est pas seul pour nous faire ce cadeau. Il faut lui associer Thierry Garcia, son guitariste, qui est bien plus qu’un partenaire. Lui aussi, avec ses arrangements novateurs, audacieux, surprenants, et sa participation dans le jeu et le dialogue (les intermèdes entre les chansons sont des petits bijoux d’écriture) permet que cette vente aux enchères soit un succès total.

Voilà. Si vous voulez vivre un grand moment de chanson, vibrer, rire, vous émouvoir, et surtout partager avec un authentique artiste aussi sensible que drôle, courez aux Mathurins découvrir Chansons aux enchères. En tout cas, personnellement, ce moment privilégié que je qualifierai aussi de Vente aux gens chers (à notre cœur), j’en ai été vraiment client.


Gilbert « Critikator » Jouin

mercredi 13 janvier 2016

Pygmalion

Théâtre 14
20, avenue Marc Sangnier
75014 Paris
Tel : 01 45 45 49 77

Une pièce de Bernard Shaw
Traduite et adaptée par Stéphane Laporte
Mise en scène de Ned Grujic
Décor de Danièle Rozier
Costumes de Virginie Houdinière
Lumières d’Antonio De Carvalho
Musiques de Raphaël Sanchez
Avec Lorie Pester (Eliza Doolittle), Sonia Vollereaux (Mrs Higgins), Benjamin Egner (Mr Higgins), Jean-Marie Lecoq (Doolittle), Philippe Colin (Pickering), Claire Mirande (Mrs Pearce), Emmanuel Suarez (Freddy), Cécile Beaudoux (Clara Eynsford)

Présentation : Pygmalion représente le théâtre anglais dans toute sa splendeur : on s’émeut, on rit, on s’insurge devant l’histoire d’Eliza Doolittle, petite vendeuse de bonbons, que prend sous son aile le professeur Higgins. Parviendra-t-il, comme il le prétend, à la faire passer pour une lady ?
Si ces personnages vous semblent familiers, c’est que My Fair Lady les a repris avec succès.

Mon avis : L’histoire du Pygmalion de Bernard Shaw, nous la connaissons tous ; ne serait-ce qu’à travers son adaptation cinématographique par George Cukor, en 1964, avec l’inoubliable Audrey Hepburn. Même le nom de son héroïne, Eliza Doolittle, est gravé dans la mémoire collective.
C’est dire la hauteur du challenge que Lorie Pester s’était mis sur ses charmantes épaules pour ses tout premiers pas au théâtre. Lorie… On connaît la chanteuse à succès, on l’a vue dans quelques téléfilms, elle est la voix de la Fée Clochette, mais le théâtre exige une autre discipline. On ne peut pas y rectifier une fausse note ou recommencer une scène. Il faut être bon et juste tout le temps.


Et bien, je peux affirmer que Lorie a bigrement bien relevé le défi… Le rôle d’Eliza n’est pas évident car il est en constante évolution. Tant sur le plan psychologique que physique. Nous assistons en effet pendant deux heures à la totale transformation d’une jeune fille. Sous la houlette impitoyable de son « pygmalion », la petite chrysalide mal fagotée, mal coiffée, au redoutable accent cockney et au vocabulaire peu châtié (je lui ai parfois trouvé un petit côté Zézette du Père Noël est une ordure) va progressivement se métamorphoser en un magnifique papillon. Ou l’art de passer du caniveau londonien aux salons de la high society.
Lorie a un talent inné pour la comédie. Elle possède un sens naturel de la drôlerie. Tout à fait crédible dans les deux personnages, elle réussit à nous communiquer l’état de ses sentiments. Mimiques facétieuses, cris, postures disgracieuses, réflexions effrontées, indignations populacières… puis élégance, maintien princier, déférence, politesse convenue, révolte contenue… Elle accomplit un sans-faute.


Lorie a parfaitement fait le Shaw, mais elle était remarquablement entourée pour y parvenir. La distribution est en effet impeccable.
Benjamin Egner, dans le rôle du Professeur Higgins est véritablement impressionnant de maîtrise. Pédant, sûr de lui, provocateur, cynique, égocentré, il est sans nuances, à fond dans son personnage. Il est particulièrement bien servi par sa voix, mâle à souhait, et sa façon originale de se mouvoir sur scène… Philippe Colin incarne un Pickering à double facette. Son immense fortune lui permet de faire de sa vie un jeu, de lancer un pari, d’en financer toutes les contraintes matérielles. Il a une forme de snobisme de caste qui lui permet de jouer les observateurs un peu froids. Et puis, vers la fin, il fend soudain l’armure et dévoile une profonde humanité qui le rend vraiment attachant.
Claire Mirande campe une Mrs Pearce à la fois autoritaire, drôle, sensible et tout à fait sympathique… Emmanuel Suarez est touchant dans son rôle de Freddy un peu lunaire, tendre et enamouré… Cécile Beaudoux est très amusante dans le personnage de Clara-la-pimbêche.

Et puis il faut également mettre en exergue les savoureuses prestations de Sonia Vollereaux, dans le rôle de Mrs Higgins, et de Jean-Marie Lecoq, dans celui de Doolittle. Ils sont tous les deux d’une formidable drôlerie. Elle en maman-à-qui-on-ne-la-fait-pas, lucide tout en étant distanciée, compréhensive et positive ; et lui plein de truculence, roublard, grande gueule, mais qui révèle toute sa fragilité lorsqu’il est frappé par l’opulence. Deux superbes rôles !


Ma seule réserve devant ce nouveau Pygmalion, ce sont quelques longueurs. Par exemple l’irruption de Doolittle dans le salon d’Higgins, en dépit du jeu irréprochable des comédiens, tourne un peu en rond… La scène de la séance de cinéma entre Eliza et Freddy, pour charmante et agréable à regarder qu’elle soit est, pour ce qui me concerne, superflue. J’ai bien compris que c’était une ellipse pour placer un numéro de chant et de danse, mais elle alourdit le fil de l’intrigue… Adaptateur brillant (Le Roi Lion, Grease, Un violon sur le toit…), Stéphane Laporte a succombé à un compréhensible pêché de gourmandise d’auteur, libéré qu’il était de son habituel carcan d’un livret à respecter.

A mon avis, avec un quart d’heure de moins, ce Pygmalion serait parfait. Quoi qu’il en soit, c’est un très bon spectacle, servi par de formidables comédiens et qui aura au moins le privilège de révéler en Lorie Perster. J’espère que de nombreux producteurs et réalisateurs iront la découvrir. Ils vont être surpris par le potentiel de la jeune femme.
Bravo. Il fallait le Fair, Lady Lorie !

Gilbert « Critikator » Jouin

mercredi 6 janvier 2016

Balavoine(s)

Capitol / Universal Music

Sortie le 8 janvier 2016


J’ai eu le privilège de connaître et de côtoyer un peu Daniel Balavoine. Etant ami avec son batteur, Jean-Pierre Prévotat, j’ai été amené à assister à quelques séances d’enregistrement et à des répétitions. Je garde le souvenir d’un homme facile d’accès, convivial, bon vivant, vanneur et très porté sur les blagues potaches et les histoires cochonnes. Et quel rire il avait ! Je l’entends encore. Un rire explosif, juvénile, communicatif… En même temps, il était terriblement exigeant et perfectionniste, particulièrement au niveau du son. Il y avait un temps pour la déconne, et un autre pour le travail.
J’appréciais l’homme autant que l’artiste. J’avais pris une claque en 1978 avec son troisième album qui contenait entre autres Le Chanteur, Lucie, Si je suis fou… Mais ma chanson préférée – je la réécoute encore souvent – c’était Les oiseaux… Puis j’ai eu la chance de le découvrir sur scène au printemps 1979 dans le rôle de Johnny Rockfort dans Starmania. Depuis ce jour, je suis devenu un admirateur inconditionnel et l’ai toujours suivi.

Quelques temps après sa disparition, devenu journaliste, j’ai rencontré à plusieurs reprises sa sœur Claire et son frère Bernard. Ils oeuvraient au sein de l’Association Daniel Balavoine et ils avaient pris le relais de leur frère pour assurer l’installation en Afrique de pompes à eau… Il m’est également arrivé de croiser sa compagne, Corinne, qui travaillait alors dans les médias.
Lorsqu’il m’est arrivé également d’interviewer certains de ses partenaires de Starmania comme Fabienne Thibeault, Diane Dufresne, Nanette Workman, Roddy Julienne, on évoquait inévitablement la personnalité forte et attachante de Daniel. Il avait laissé en eux, en nous, une empreinte indélébile.

En ce moment, à l’approche du trentième anniversaire de sa disparition, les hommages et les émissions commencent à se multiplier.
J’ai ainsi beaucoup aimé le documentaire Je m’ présente, je m’appelle Daniel de Didier Varrod, diffusé sur France 3 le 30 décembre dernier.
Et c’est avec autant de curiosité et d’intérêt que je me suis penché sur Balavoine(s), le premier « tribute » qui lui est consacré, qui sort le 8 janvier.

Bon, comme d’habitude, l’exercice critique est hélas totalement subjectif. Je ne peux que me fier à mes goûts, à mes sensations, à mon plaisir… ou pas. Voici donc mon hit-parade très personnel.

Emmanuel Moire
A la plus haute marche de mon podium, je place Florent Pagny pour sa reprise de La vie ne m’apprend rien. Son interprétation est à la fois pleine de conviction et de sensibilité. On le sent vraiment concerné par le sens de ce superbe texte. Il adhère visiblement à chaque mot et le fait sien. Et, atout supplémentaire, il ne recherche absolument pas la performance vocale. Du coup, on en apprécie d’autant plus les nuances.
Ensuite, je place Emmanuel Moire. Il restitue Le chanteur à sa façon, avec sa propre personnalité. Il traite parfaitement l’aspect pathétique de cette chanson. Là où Daniel, jouant les matamores, mettait une sorte de défi, il distille une fragilité empreinte de mélancolie. En cela il est conforme à l’esprit du texte. En permanence sur le fil, il confirme sa grande intelligence et sa finesse.
Sur la troisième marche du podium, j’ai installé Christophe avec Lucie. On dirait que cette chanson lui appartient, qu’elle fait partie de son répertoire tant elle est en adéquation avec son climat habituel. C’en est d’ailleurs troublant.

Marina Kaye, Zaz, Florent Pagny (photo Abaca)
 En quatrième position, je mets Shy’m pour la belle énergie qu’elle déploie dans Vivre ou survivre… Puis vient Zaz dont les fêlures vocales permettent de faire merveilleusement passer l’émotion de Tous les cris, les SOS
Je ne connaissais pas Josef Salvat et j’ai découvert une voix intéressante, une sonorité originale vraisemblablement due à ses origines australiennes. Il apporte une signature très personnelle à Pour la femme veuve qui s’éveille

En revanche, l’interprétation de Damien Lauretta – que je ne connaissais pas non plus – m’a d’abord rendu perplexe. Tellement habitué à l’agressivité et au ton menaçant de Daniel Balavoine dans Quand on arrive en ville que j’ai été décontenancé par le ton tranquille, la voix douce de ce jeune homme. Et puis, soudain, il est passé en voix de tête, et j’ai trouvé que c’était plutôt réussi. Finalement je n’ai jamais cessé d’osciller entre agacement et plaisir. Un peu à côté de la plaque (il ne fait pas assez méchant), il a au moins le mérite d’avoir pris une option et de s’y tenir. A revoir…

Jenifer
Enfin, quasiment sur un même pied d’égalité, je place Cléo pour son intensité dans Dieu que l’amour est tristeJenifer, pour son absolue maîtrise, sa maturité et la beauté formelle de sa voix mélodieuse au service de cette très sensible chanson qu’est Mon fils, ma bataille… J’ai aimé l’appropriation intelligente, toute en retenue d’Ours dans Si je suis fouCats On Trees pour son interprétation presque trop respectueuse de Aimer est plus fort que d’être aimé, ce qui donne quelque chose d’assez distancié mais au climat intéressant… Le choix de Féfé faire de L’Aziza un reggae est fort judicieux, très agréable à écouter.

Sinon, il faut saluer le joli travail de Marina Kaye dans la seule chanson en anglais de cet album, Only The Very Best. On la sent vraiment habitée, imprégnée et son refrain est impeccable... Quant à Raphaël, il apporte toute sa délicatesse dans une reprise feutrée et sobre de Soulève-moiNolwenn Leroy s’en sort comme d’habitude avec une élégance rare et beaucoup de raffinement avec cette chanson pas évidente d’accès, toute en sinuosités qu’est Un enfant assis attend la pluie.


Hélas, presque toutes les chansons de Balavoine(s) sont, à mon avis – et cela n’engage que moi- gâchées par des arrangements ratés, décalés, parfois pompeux voire incongrus. C’est dommage car on passe à côté de quelque chose de vraiment fort. Je me suis souvent perdu en route, indisposé que j’étais par cette incompatibilité entre de jolies voix et de mauvais accompagnements musicaux. J’ai écouté l’album à plusieurs reprises et j’ai souffert à chaque fois. Mais ce n’est que mon ressenti…

lundi 4 janvier 2016

Le chapeau de Mitterrand

France 2
Une comédie réalisée par Robin Davis
D’après le roman d’Antoine Laurain
Musique composée par Vladimir Cosma
Avec Frédéric Diefenthal (Daniel Mercier), Frédérique Bel (Fanny Marquant), Roland Giraud (Oierre Aslan), Michel Leeb (Bernard Lavallière), Laurent Claret (François Mitterrand), Gaëlle Bona (Veronique Mercier), Anne Jacquemin (Esther Kerwitcz), Marie-Armelle Deguy (Charlotte Lavallière), Milo Clary (Jérôme Mercier)…

Diffusion le 6 janvier 2016 à 20 h 55

L’histoire : Un soir de 1986, Daniel Mercier, comptable désavoué par son chef, décide de s’offrir une petite folie en allant déguster dans une célèbre brasserie un plateau royal de fruits de mer… Ô surprise, viennent s’installer à la table d’à-côté, le Président de la République en personne accompagné de deux amis. En partant, Mitterrand oublie son feutre noir. Mercier s’en empare et s’amuse à le coiffer. Ce chapeau va alors bouleverser sa vie…

Mon avis : Pour profiter pleinement de ce téléfilm, il faut le recevoir avec son âme d’enfant. Cette fable au ton léger et souriant aurait pu (dû ?) être programmée durant les fêtes de fin d’année tant elle s’apparente à un conte de Noël. Même si Noël n’a rien à y voir… Esprits uniquement cartésiens s’abstenir. Ici, nous nageons en pleine fantaisie. Il suffit donc d’en accepter le postulat de départ et de se laisser porter par les tribulations rocambolesques des porteurs successifs de cet étrange couvre-chef.
Un couvre-chef qui n’a d’ailleurs jamais autant justifié ce nom puisqu’il coiffait le crâne du chef de l’Etat, François Mitterrand. Or, si le Président de la République possède le Pouvoir, son chapeau, lui, a « des » pouvoirs… Par exemple, il libère la parole de celui qui le porte, il lui donne de l’assurance, il l’humanise aussi, il le rend joyeux, aimable, altruiste et généreux… Bref, c’est un chapeau porte-bonheur ; un chapeausitif, quoi !


On peut concevoir Le Chapeau de Mitterrand comme un film à sketches puisqu’il va coiffer successivement quatre personnes et métamorphoser le cours de leur vie. Les influences du fameux galurin vont ainsi s’exercer dans différents domaines : professionnel, amoureux, social. Et il est particulièrement réjouissant d’assister également à ses effets collatéraux auprès de l’entourage des heureux propriétaires.
Cette comédie, qui n’a pour prétention que de nous distraire, est remarquablement servie par des comédiens qui jouent le jeu à fond. Frédéric Diefenthal, Frédérique Bel, Roland Giraud et Michel Leeb, les quatre « chapeautés », s’en donnent d’autant plus à cœur joie qu’ils ont toute une palette de sentiments et de situations à interpréter. On les voit franchement s’amuser en s’appropriant chacun un rôle qui n’a rien de réaliste. Ce n’est que du jeu… J’ai également beaucoup apprécié la composition pleine de naturel d’Anne Jacquemin dans le personnage d’Esther et sa façon de distiller juste ce qu’il faut d’émotion.

Sinon, j’ai trouvé réjouissant qu’un chapeau vive quelques unes de ses péripéties dans le Parc lyonnais de La Tête d’Or. Un chapeau de Président, ça ne peut que s’accorder avec une Tête d’Or… Quel clin d’œil !
Et puis, à un moment, mon humeur devant ce téléfilm étant à la légèreté, je me suis surpris à entendre resurgir du fin fond de ma mémoire le refrain d’une vieille chanson de Guy Béart :
C’est le plus beau jour de ma vie
J’ai retrouvé mon chapeau
Dernier étage de ma coquetterie
C’est le soulier de mon cerveau…

Si ça, ce n’est pas du subliminal… Qu’en penseraient Daniel Mercier et François Mitterrand ?